« T’es amoureuse ? » : politique des sentiments et organisation sociale

Je ne veux pas de ton amour, Barbara Weldens

« Auparavant, il s’agissait de savoir si la personne avec qui on couchait était susceptible d’être notre époux-se. Dans notre société qui voue maintenant une forme de culte au couple romantique monogame, il s’agit surtout de savoir si on aime les personnes avec qui on couche. » Le mythe toxique du « plan cul », Isabelle Klein

Il en est ainsi de la réponse à donner à la fameuse question « T’es amoureuse ? »

On ne nous demande pas (vraiment ou pas aussi souvent) si on jouit, ou combien de fois par jour ou par nuit, mais plutôt si l’amour est venu frapper à la porte. L’amour, ça serait ce petit remède miracle qui fait du bien au quotidien, au moins au début et s’il est partagé. Un sentiment qui nous imprégnerait pour conjurer notre sort : celui d’être vivante dans un monde de merde et existentiellement seule. Une condition : une solution ?  

Mais alors, si déjà l’amour c’est pas très clair comme affaire, « être amoureuse » c’est un autre ou le même bordel ?

Alors, t’es amoureuse ? Amoureuse… je ne sais pas… je ne sais plus très bien ce que cela peut vouloir dire. Sans être certaine de l’avoir su un jour. Peut-être que si je me formule avoir des sentiments, alors je suis amoureuse ? Mais si je me formule les choses ainsi, ne suis-je pas en train de caser ce qui me traverse dans une définition qui va charrier des attentes, elles-mêmes issues d’une norme implicite qui est celle de « il/elle est le/la seul·e et l’unique – et tout ce dont j’ai besoin, même si ce n’est pas pour la vie » ? 

Je ne sais plus très bien non plus si, effectivement, « notre société voue maintenant une forme de culte au couple romantique monogame ». Elle me semble plutôt traversée de questionnements auxquels on cherche à donner des réponses, à travers la promotion de notions (anciennes comme le « couple libre », plus récentes comme le « polyamour ») qui partent, justement, du constat de l’impossibilité d’enfermer les multiplicités du désir dans le couple monogame (un article de Maïa Mazaurette dans Le Monde résume cela très bien ici).

Parce qu’amoureuse si je le suis, je ne l’ai jamais été d’un·e unique.  

Mais la norme du « couple conjugal » est partout, et nous sommes malgré tout constamment sommées de tenter d’y arrimer nos désirs, de nous « caser » : de nous trouver un homme (salut la norme hétérosexuelle) qui puisse partager notre vie et être une épaule sur laquelle s’appuyer, au risque de se retourner en poids supplémentaire. 

Qu’est-ce qui me fait ressentir cette injonction, d’où vient-elle ? Alors même que nous avons des charges, des enfants, des tâches à effectuer, il existe une béance (que les féminismes cherchent péniblement à combler) dès lors qu’il s’agit de penser les « codépendances solidaires » (voir ici) hors du giron du « couple ». Si le modèle est majoritairement hétérosexuel, le couple conjugal reste massivement le noyau dans la manière de penser nos organisations fondamentales tout comme la manière de satisfaire nos « besoins », à moindre coût émotionnel et pratique. (En théorie du moins). 

Or, si l’on essaie de sortir de ce schéma, on se retrouve bien souvent très seule. Il en coûte pratiquement, il en coûte émotionnellement, et il faut de l’énergie et du courage pour s’autoriser à vivre nos relations (multiples par principe mais pas nécessairement dans l’effet) pour ce qu’elles sont et pas pour ce que nous voudrions (ou que d’autres voudraient) qu’elles soient. 

« Est-ce que tu envisages d’avoir une relation sérieuse ? » 

Mais qu’entend-on ici par « sérieux » ? Une relation « de couple ». Mais un·e ami·e/amoureux·se, une rencontre brève d’un soir ou d’une après-midi, qui se répétera ou pas – tout cela peut être (est pour moi) on ne peut plus sérieux.

Victoire Tuaillon écrivait très justement dans son livre Les couilles sur la table (Binge Audio 2019) « (…) parfois, je me dis qu’on manque terriblement de modèles relationnels vivables ; qu’on appelle amour n’importe quoi (la jalousie, la possession, la violence), et qu’on refuse de reconnaître l’amour là où il est ». Je ne sais pas s’il faut appeler cela « amour » : mais on refuse trop souvent d’être affectée, d’être traversée par des relations qui prennent des formes inédites, et qu’on voudrait trop vite insérer dans des cases « rassurantes ». Le plan-cul (régulier ou pas). L’amant (régulier ou pas). L’Amoureux (avec un grand A). « Laissons-nous nous affecter. Ne sacralisons pas le sentiment amoureux, mais laissons-le circuler dans les couples monogames, adultères, polyamoureux, libertins, entre les amis, les collègues, les inconnus, les personnes rencontrées dans des cafés, sur des sites internet, à des séminaires d’entreprises. La notion de « plan cul » ne fait pas honneur aux capacités folles de créativité dont dispose l’être humain pour se connecter aux autres. » (« le mythe toxique du plan cul » toujours)

Et faut-il vraiment chercher à qualifier ? Mes relations sexuelles (ou pas, d’ailleurs) sont toutes sérieuses. Il y a, il me semble, un équilibre difficile à tenir entre la conviction qu’il faudrait désacraliser l’acte sexuel (comme le rappelle une fois encore Maïa Mazaurette – il y a des tas de raisons de faire l’amour, et l’amour est souvent loin derrière) mais dans le même temps reconnaître ce que l’ouverture de l’intime produit en termes d’émotions et, justement, de connexions à l’autre.  Je ne sais pas si j’aimerais plus celui ou celle ou celles ou ceux qui partageront mon quotidien que toutes mes autres relations. (De toute façon, j’ai tendance à aimer passionnément mes ami·es donc ça fout déjà sacrément la merde pour répondre à la question).

Mais pourquoi nous est-il si difficile d’imaginer d’autres possibles ? Serait-ce délirant de vouloir faire des enfants avec quelqu’un·e d’autre que son/sa/ses partenaire·s de vie ? Pourrions-nous envisager des maisons, des cohabitations de palier avec des amis, « amours », durablement sans que l’apparition d’un nouveau couple vienne signer la rupture ou la fuite d’un foyer en permanente construction ?  On n’a pas encore réussi à constituer des vrais réseaux de solidarité, de proximité, de vivre-ensemble. Du chez soi à l’extérieur, nombre d’échanges sont encore à penser, imaginer, et mettre en chemin pour des redéfinitions permanentes. 

Parce qu’en fait on a quand même besoin (enfin moi j’ai besoin), d’avoir quelqu’un·e (ou quelques un·e·s) sur qui compter. Une porte où aller toquer à n’importe quelle heure pour un peu de tout et beaucoup de rien. Juste un (des) appui(s). Parce que la société nous épuise, parce qu’on a parfois -souvent- besoin d’aide, de solidarités ou juste que quelqu’un fasse cuire les pâtes ou prépare le café. Parce qu’on a besoin de tendresse, soudainement, subitement. Parce qu’on aime être seules quand on connait aussi la possibilité de se retrouver à plusieurs. Parce que la parentalité c’est fatiguant. Parce qu’on est dans la plus grande difficulté à entretenir des solidarités même locales, efficaces (bah ouais le mot est moche mais quand même, si ça ne marche pas, ça ne marche pas). 

Faudrait-il alors s’y prendre à une « encore » plus petite échelle ? Avec les quelques aventurier·es qui nous entourent, construire ces nouveaux chemins et tester ? Créer des nouveaux lieux de vie, des nouvelles façons de faire et d’être ensemble ? Faire l’amour pluriellement.

Parmi mes quelques idéaux que j’admets à demi-mots, celui d’avoir des enfants avec un·e ou plusieurs ami·e·s avec qui la garde alternée serait programmé avant même la naissance est un joli fantasme. L’idée que les éventuels parents ne soient pas colocataires est plutôt arrangeante dans l’affaire. Pour laisser l’opportunité à chacun·e de se penser en dehors de la parentalité avec un temps libre bien à soi. Un fantasme parmi d’autres dans ces nombreuses possibilités de faire famille, foyer, encore trop souvent impensés.

Essayer de suivre les flux de ses désirs, c’est aussi accepter qu’ils ne soient pas toujours raccordés à ceux de l’autre. Ou des autres. C’est essayer, aussi, de trouver le plus bel accord qui puisse exister entre deux (trois, quatre) personnes, avec ou sans chair, dans le respect et l’authenticité des émotions, multiples. Se laisser à expérimenter des possibilités pour faire des découvertes. Risquer. Accepter de se planter et de souffrir. Se laisser traverser.

Éloge du risque, Anne Dufourmantelle

« Amoureuse, je ne l’ai jamais été d’un·e unique (…) suivre les flux de ses désirs, c’est accepter qu’ils ne soient pas toujours raccordés à ceux de l’autre. C’est essayer de trouver le plus bel accord (…) expérimenter » @commedesroseaux

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