Leurs violences, nos vies (2) : témoignages, récits, expériences plurielles de riposte aux violences sexuelles et sexistes

Rubrique ouverte à tou·tes celleux qui veulent, comme nous, balancer des pavés dans la mare du patriarcat

Lettre à mon violeur*

J’ai mis plus d’un an à sortir de mon déni, et à m’apercevoir que j’ai été violée. À 41 ans. 41 ans à penser que j’y ai échappé, un an à croire que j’y avais échappé. Et soudain une révélation : c’était un viol.

C’était un jour de janvier, au début du mois, à la sortie des vacances d’hiver. J’étais échouée, après des vacances déprimantes, dans un hôtel loin de chez moi, une promotion ramassée sur Internet, les enfants étaient avec leur père. J’étais séparée depuis un peu plus d’un an ; les soubresauts de la procédure en cours m’éloignaient régulièrement de l’appartement familial. Un élan de liberté, après la séparation, couplée avec la multitude de repères à retrouver.

On est donc samedi. C’est dur de se lever, je suis déprimée, mes enfants me manquent, je suis « paumée » à cette époque quand je ne suis pas avec eux. J’explore un peu partout, je me cherche de nouveau dans un prolongement de crise de la quarantaine, en surface parfaitement négociée. Je pars finalement, vers 12h30 dans le froid de janvier en direction des Halles, où je retrouve un rassemblement. Rien de particulier de prévu pour ce samedi, à part un vague rendez-vous avec un ami vers 17h. Je ne récupère mes enfants que le lundi dans la journée.

Depuis les Halles, je pars vers l’Hôtel de ville où des centaines de Gilets jaunes se sont rassemblés. Je suis seule, j’erre au gré du mouvement, je suis la foule le long des quais (je crois que c’est le jour où le boxeur s’en est pris aux forces de l’ordre). Je me laisse porter, je prends des photos des slogans sur les gilets.

Au moment où je décide de rebrousser chemin, j’aperçois un collègue, que je ne connais pas très bien, accompagné d’un grand homme : les deux vêtus de gilets jaunes, vous avez l’air de frères jumeaux. Je pars vous rejoindre, ravie de rencontrer quelqu’un que je connais. On se félicite de s’être retrouvés là, de cette occasion de mieux se connaître, mon collègue nous présente, on se prend en photo. On discute un peu de la vie, on finit par atterrir au café. Entretemps, mon rendez-vous s’est annulé. On reste donc là, une bière, puis deux, à discuter à trois. Vous me racontez votre longue amitié, depuis combien de temps vous vous connaissez. On sympathise, je vois bien que le courant passe avec toi, à travers quelques coups d’œil. On continue à traîner, tu as un rendez-vous le soir, je te propose de décommander, tu me dis que tu ne peux pas mais que tu vas arriver en retard. Tu me trouves très nerveuse, c’est ça que tu as remarqué chez moi. « Très excitante et très nerveuse mais il faut que tu manges, tu es si maigre ».  Tu m’emmènes me nourrir dans un resto chinois du 13e. On se sépare après un baiser, rendez-vous pris pour le lendemain soir.

Le jour dit, on se retrouve dans un café. Le changement d’ambiance est patent. J’étais venue la bouche en cœur, accrochée à l’idée de cet homme qui a eu envie de moi et a eu aussi, envie de prendre soin de moi. Nous mangeons ensemble mais ton discours a changé. Tu es fatigué, tu as passé la nuit précédente « à baiser ». Je suis toujours invitée chez toi cependant, nous y allons, je suis complètement désorientée. Au début, j’ai quand même envie de sexe, mais assez rapidement il apparaît clairement que ça ne fonctionne pas. Nous avons pas mal bu, surtout moi. Je m’endors d’un sommeil assez profond, un peu déçue, mon estime de moi en morceaux.

Je dors. Je dormais, en tout cas, quand tout à coup ton corps qui est à côté de moi se met en mouvement. Tu te rapproches, tu m’enlaces, par derrière, tu es chaud, tu ne dis rien, je suis interdite. En quelques minutes, tu m’as pénétrée, puis m’a laissée retomber de mon côté du lit, dans un souffle lourd. Je n’ai pas bougé, je n’ai pas réagi, je me suis laissé faire, tétanisée. Je me suis rendormie, aussi lourdement qu’avant. Le lendemain tu me diras que j’ai ronflé.

Il faut se lever tôt car tu as du travail. Tu fais du café. J’essaie de parler un peu de ce qui s’est passé pendant la nuit : mais je rate l’essentiel. Je te dis que « nous » n’avons pas utilisé de préservatif. « Ouais, on a déconné » réponds-tu.

On en reste là. Je rentre à mon hôtel, dans ce froid lundi de janvier. Là-bas, je me recouche quelques heures avant de prendre un long bain, et de refouler cette histoire bien profondément.

Par la suite, nous nous sommes revus plusieurs fois. J’ai voulu croire que je pouvais développer avec toi une relation amicale « normale », même si quelque chose persistait à me rendre mal à l’aise : je pensais que c’était mon dépit qu’au bout du compte, tu n’aies pas vraiment voulu de moi. Ce n’est qu’un an plus tard que j’ai compris ce qui s’était passé en réalité. Tu m’as prise dans mon sommeil, sans protection ; tu m’as même déclaré le matin que « c’était encore plus excitant parce que tu étais endormie ». J’ai réalisé la puissance de mon déni, équivalente à celle de ma honte : celle de ne pas t’avoir dit non, celle de ne pas t’avoir flanqué une baffe, pété un genou et de ne pas être partie de chez toi. Celle d’avoir été tellement mal que je me suis laissé faire par un gars qui ne veut pas de moi puis se sert dans mon sommeil. La force de ma honte, et de ma culpabilité m’ont empêchée de voir que tu es un violeur, que c’est toi le violeur. Oui, je manquais d’estime de moi. Peut-être ne me « respectais-je » pas. La belle affaire : cela ne te donnait aucun droit d’abuser de moi, sans mon consentement, sans protection, te pensant en droit d’assouvir ta pulsion nocturne sans aucune considération pour le morceau de chair à ta merci que j’étais alors.

Si j’écris aujourd’hui, c’est parce que je ne te confronterai pas. Tu ne sais pas que tu m’as violée. C’est que tout ça t’est apparu « normal », tu t’es servi auprès d’une femme en souffrance et peu en mesure de se défendre. Ce qui me tue, c’est ce sentiment de culpabilité, d’avoir été un peu « responsable » de cette situation, c’est ça qui m’a empêchée pendant des mois de voir cette agression pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle est. J’écris pour lutter contre ma honte, et pour répéter inlassablement que c’est vous, c’est vous les violeurs. J’écris pour accrocher mon histoire à celle de milliers de femmes, parce que nous sommes des milliers à avoir vécu des choses comparables, de la part d’hommes bien sous tous rapport, qui agissent parce qu’ils se croient autorisés à le faire, parce qu’ils profitent de nos vulnérabilités. J’écris pour dire que tu pourrais si bien être quelqu’un d’autre. Un autre homme qui aurait pris mon corps parce qu’il paraissait disponible, parce qu’il était sans défense. La culture du viol, c’est aussi ça. Tout ça a peu à voir avec toi, finalement. Tu es quantité négligeable.

* Pour des raisons évidentes, certains détails ont été modifiés.

Leurs violences, nos vies (1) : témoignages, récits, expériences plurielles de riposte aux violences sexuelles et sexistes

Rubrique ouverte à tou·tes celleux qui veulent, comme nous, balancer des pavés dans la mare du patriarcat

Avant le printemps, crudités à bas prix

Ça tourne en boucle dans ma tête.

La remontée du nombre de mes interactions sociales, notamment via quelques activités bénévoles a été l’occasion de me reprendre l’oppression masculine en pleine figure. Si le patriarcat a décidé de se foutre de ma gueule, il a plutôt bien réussi son coup en ce début d’année. 

Au début du mois de janvier, un échange de numéros de téléphones entre collègues me rappelle que « j’aurais pu dire non » (et ne pas donner mon numéro) mais aussi que je « fais exprès de ne pas comprendre ».  C’est presque anodin mais (déjà) ça m’agace. Puis, à la mi-janvier dans une autre équipe, le temps d’une semaine, je propose mon aide pour faire à manger pour un groupe de stagiaire en excursion dans la région. L’ambiance en cuisine s’obscurcit assez vite, mais je semble la seule à le remarquer. Les blagues autour de la fellation sont les premières à faire leur apparition, plusieurs fois par jours, certains en rigolent. Moi non. Puis, plus les jours se suivent, plus les remarques se font insistantes et soudainement bien adressées à mon égard. Je ne relève pas, je tente l’esquive autant que je le peux. Mais le double-jeu de mon interlocuteur  qui alterne « compliments » sexuels et  allusions sexistes devient l’ordinaire de chaque journée, jusqu’à se finir par un « il y a de place dans mon lit », un brin caustique, mais vraiment amer pour moi. Dans le même temps, un stagiaire que je ne connaissais pas m’a prise à part pour m’expliquer comment il m’observait depuis le début, qu’il aimerait mon numéro de téléphone pour …  me soumettre l’hypothèse de  « ce soir chez toi», « je peux te donner le plaisir maximum ». Le dernier jour de janvier m’offre le jackpot de l’angoisse lors d’une douce soirée entre amis, où l’ont vient me glisser à l’oreille « ne te remets plus jamais (…) devant moi » . Je pense que vous serez à même d’imaginer le ton de ces doux mots qui autant que le reste n’a fait qu’accentuer ma tétanie. C’était sans compter l’offre qui suivrait quelques semaines plus tard – en aparté « Si une de vous deux veut me faire une pire je suis ok ». Il m’en faut peut-être peu, mais je me sens liquéfiée.

Toutes ces agressions sont uniquement verbales, pourtant elles portent atteint à toute mon intimité et ne cessent de me faire dérailler. Je ne peux m’empêcher de retomber dans les pièges du patriarcat, où je finis par me sentir coupable, où je m’interroge sur ce que je provoque. Mes réactions d’esquive me désespèrent et finalement seuls ces mots s’incrustent dans mon corps jusqu’à me faire haïr ma propre peau et ce qu’elle abrite. J’aimerais trouver la force de crier fort, mais c’est la peur qui m’englobe car je sais aussi que la société accepte ce genre de choses. Je sais que je peux vite devenir la coupable d’un malaise ambiant ou être considérée comme l’hystérique, la paranoïaque. Comment fait-on pour retomber inévitablement dans les mêmes schémas, à inverser la charge de la culpabilité ? tandis que tous ces mecs bandent d’une situation, qui ne sert presque qu’à démontrer à quel point ils sont en plus certainement des mauvais coups ? Mais qu’est ce qui les fait jouir autant, sauf le spectacle de notre peur ?

Je n’ai pas de solutions à proposer, mais ceci est le début de ma riposte. Je suis fatiguée d’être sans cesse rapportée à un objet sexuel. Je ne vais pas me taire pour laisser votre  bite cacher la vulnérabilité que vous n’assumez pas. Si je fonctionne différemment, bizarrement, vous ne pouvez pas me réduire au fantasme de domination qui dégouline de vous. Finalement, je commence à croire que je suis celle, que nous sommes celles, qui vous rappelons que vous n’êtes pas grand-chose. Alors pour ça, je vais continuer à ouvrir ma gueule jusqu’à ce que vous le compreniez. Il est temps que fleurisse le printemps, vos mots autant que vos comportements sont le problème, mais nous riposterons à temps. 

Féminismes et materféminismes

Manifestation du 28 novembre à Paris (photo Gilles Martinet)

♪ Une sorcière comme les autresAnne Sylvestre

« Quand une femme se met en couple, elle fait en moyenne une heure de travail ménager de plus que lorsqu’elle était célibataire. La femme perd à peu près exactement ce que l’homme gagne, dès la mise en ménage et avant l’arrivée d’enfants. » (Christine Delphy, 2003)

Il y a encore des gens qui se demandent pourquoi les femmes quittent leurs maris ?

Mais une fois quitté, le mari, que se passe-t-il ? Entrons-nous dans la liberté tant recherchée, « gagnons-nous » du temps ou plutôt, comment celui-ci se réorganise-t-il ? Car si l’« arrivée » d’enfants n’est pas la variable principale qui plombe les femmes dans le travail ménager, une fois arrivés ces petits zouzous sont bien là. On les a voulus, on les a eus (même si parfois on ne les a pas nécessairement voulus) mais ils sont là et ils sont avec nous. Majoritairement, les enfants restent avec maman, et on ne va pas nous-même dire qu’on aurait préféré s’en débarrasser avec papa (si par hasard il avait exprimé ce souhait).

Là encore, les configurations sont multiples : « droit de visite normal » (voir Les femmes sont occupées), garde alternée, moitié des vacances, un weekend sur deux, une semaine sur deux… ou bien parfois le papa n’est pas dans le paysage, qu’on l’ait voulu ainsi ou non (là encore, bien sûr, les configurations sont multiples : on l’a perdu en route, on l’a quitté en route, il nous a quittée en route – souvent pour plus jeune et plus fraîche, on n’en voulait pas au départ…) La question qui se pose alors est de savoir comment être pleinement mère sans n’être que cela. L’assignation au travail maternel est un angle mort béant qui vient se loger jusque dans nos luttes sociales et politiques, aussi libertaires soient-elles : comment trouver notre place dans ces luttes en tant que mères (surtout si on est « isolée ») ? La plupart des milieux militants nous rejettent inconsciemment par leurs pratiques – non qu’ielles ne soient pas prêt·es à « donner un coup de main », ou à prendre parfois leur tour de garde : il y a vraiment une résistance à penser radicalement et de manière systémique l’indisponibilité d’esprit et de corps pour cause « familiale » ou « ménagère », les moyens d’en sortir et de nous inclure toutes.

Comment nous investir dans nos luttes sans déléguer notre rôle à d’autres – d’autres femmes plus pauvres, plus noires, qui s’en occuperaient pour nous, ou plutôt comment penser la parentalité avec d’autres, avec les autres, dans une sororité qui se nourrit de nos luttes communes (thèmes pourtant travaillés et explicités, par exemple par bell hooks) ?

Manifestation du 28 novembre 2020 à Paris. Installation mobile et solidaire réalisée par Maman Rodarde avec l’aide de @greenwitch3, @plumerouille et d’autres manifestant.e.s » (photos @greenwitch3 et @plumerouille)

Il est étrange de constater à quel point nous sommes aujourd’hui capables de nommer les défaillances du système patriarcal, mais que nous sommes encore en grande difficulté pour penser des solidarités concrètes dès maintenant. Nous avons tendance à penser les mères et les non-mères comme une binarité, sans prendre en compte la multiplicité des principes entre les deux. Il pourrait (devrait ?) exister, il existe probablement différentes manières d’élever des enfants et la charge ne devrait pas incomber seulement à la dite « mère ». Des sections, des intersections se forment en se positionnant sur cette polarité. Ainsi, il reviendra souvent à des collectifs de mamans de s’auto-organiser. Il est déjà difficile d’ailleurs pour ces collectifs de se constituer, voire de s’entendre – même l’écoute est une qualité que nous peinons à (re)trouver. Alors on ne finit jamais de penser les différentes sphères sans que celles-ci ne parviennent à se rencontrer.

Pourtant, il y a certainement un univers (plein de promesses non vaines ?) à entrechoquer les différentes sphères, tout autant que les âges, à penser les solidarités mixtes ? et à faire des communautés effectives efficaces pour pouvoir par ailleurs penser d’autres luttes ? Puisqu’il semblerait qu’aujourd’hui il est difficile de participer aux luttes sans mettre de côté sa vie personnelle, familiale. Sans cesse le niveau d’implication, d’efficacité est évalué par les pairs, sauf que peut-être l’erreur est ici, précisément : reproduire dans nos communautés un système compétitif qui finalement travaille la culpabilité plutôt que l’empathie, la solidarité concrète, la sororité.  Plus on serait nombreuses à autoriser notre vulnérabilité et nos doutes s’exprimer sur la scène sociale, moins nos vies ressembleraient à des foutues compétitions. Nous gagnerions certainement à accepter nos défaillances, nos sorties de route, en arrêtant de penser que ce sont des faiblesses.

bell hooks, Tout le monde peut être féministe

« Pas d’engagement ! » Sur une ou deux expressions à la con

sagesse de la rue par La Dactylo

Tout ou Rien, Marie-Flore

« Pas d’engagement »

C’est un thème qui revient souvent pour qui vit des aventures sentimentales/sexuelles/sensuelles multiples. A travers la multiplicité, on cherche parfois, souvent, à se prémunir d’un trop fort attachement. En niant l’engagement, en proclamant du moins cette voie comme impossible, on refuse de voir une réalité toute simple, que les « existentialistes » n’ont pas inventée : on est toujours engagé·e, et de multiples façons. 

Une relation sous-entend toujours une certaine forme d’engagement : c’est peut-être bien pour cela que certain·e·s préfèrent ne pas leur donner le nom de « relation ». Le Larousse définit pourtant la relation aussi bien comme « ensemble des rapports et des liens existant entre personnes qui se rencontrent, se fréquentent, communiquent entre elles » que comme « rapports sexuels »… Difficile de ne pas tomber dans l’une ou l’autre de ces catégories.

« On ne se doit rien » 

Prétendre qu’il n’y a pas d’engagement, qu’on ne se doit rien, c’est surtout user d’indicateurs peu explicites pour se déresponsabiliser. Ce n’est pas parce que la relation ne porte pas le poids des enjeux implicites (et normés) d’un « couple installé » qu’il n’y a pas d’engagement, et qu’on ne se doit rien. Non, non et non. C’est un mensonge, du déni et surtout, c’est une facilité pour pouvoir ensuite se comporter n’importe comment, comme on ne le ferait jamais avec un·e ami·e (avec qui pourtant on n’a jamais partagé cette sorte d’intimité).

« Pas d’engagement, on ne se doit rien », c’est choisir paresseusement de ne pas s’accorder le temps de la discussion ou de l’entente. Comme un indicateur vide tel que « baignade non-surveillée », où peu importe ce qu’il adviendra, on s’est dégagé de ses responsabilités. Alors, peut-être est-il temps d’apprendre justement à se responsabiliser, pour ne pas laisser nos relations vivre au gré des vents extérieurs ? Chercher plutôt à naviguer à plusieurs, quelle que soit la direction ? Peut-être est-il temps d’apprendre à faire la différence entre « refuser » le couple (ou l’idée stéréotypé qu’on nous vend) et refuser l’attachement ? Refuse-t-on de s’attacher à nos ami·es ? Encore une fois, explorer les multiplicités et sortir des conceptions souvent binaires (si c’est pas comme ci, c’est comme ça) pour pouvoir s’autoriser à inventer autre chose et faire la route autrement : finalement, c’est encore d’imaginaires des possibles dont nous avons besoin pour cesser de tomber perpétuellement dans les mêmes schémas qui finissent par blesser une ou toutes les parties.

En interagissant avec quelqu’un·e, même si c’est sur une base purement sexuelle, celle de plaisir partagé commun (ou de celui qu’on voudrait se donner et prendre mutuellement), on s’engage. Pas pour la vie, pas pour tout : mais dans une réciprocité qui devrait pouvoir se dire. Le refus de cet engagement, dès lors que la relation se poursuit, ressemble fort au placage de schémas préétablis sur ce que l’on est en train de vivre, dans l’instant. 

« Avoir de sentiments » = « exiger » = « souhaiter le couple » ? Franchement ? 

N’y a-t-il vraiment aucun espace pour s’aventurer au-delà ? 

« J’ai peur que tu t’attaches trop »

On pourrait aussi se demander si la « peur de l’engagement » ne serait pas une excuse pour éviter d’exprimer ses sentiments, parfois en vrac, parfois maladroitement : est-ce qu’on ne pourrait pas, ne devrait pas répondre, tout simplement : « Je suis là, je t’écoute » ? Sans ressortir le sempiternel « j’ai peur que tu t’attaches trop. » Sans prêter à l’autre des sentiments ou des affects dont on n’a pas discuté et qu’on évite de prendre en compte ou d’écouter soi-même. Est-ce qu’il y aurait moyen d’imaginer des relations où on accepte que les sentiments, les désirs, les besoins, les affects circulent ? Cesser de prôner un détachement mortifère, et accepter que cela puisse déborder, sans toujours chercher à se protéger ?

« En niant l’engagement, en proclamant du moins cette voie comme impossible, on refuse de voir une réalité toute simple, que les « existentialistes » n’ont pas inventée: on est toujours engagé·e, et de multiples façons. »

« T’es amoureuse ? » : politique des sentiments et organisation sociale

Je ne veux pas de ton amour, Barbara Weldens

« Auparavant, il s’agissait de savoir si la personne avec qui on couchait était susceptible d’être notre époux-se. Dans notre société qui voue maintenant une forme de culte au couple romantique monogame, il s’agit surtout de savoir si on aime les personnes avec qui on couche. » Le mythe toxique du « plan cul », Isabelle Klein

Il en est ainsi de la réponse à donner à la fameuse question « T’es amoureuse ? »

On ne nous demande pas (vraiment ou pas aussi souvent) si on jouit, ou combien de fois par jour ou par nuit, mais plutôt si l’amour est venu frapper à la porte. L’amour, ça serait ce petit remède miracle qui fait du bien au quotidien, au moins au début et s’il est partagé. Un sentiment qui nous imprégnerait pour conjurer notre sort : celui d’être vivante dans un monde de merde et existentiellement seule. Une condition : une solution ?  

Mais alors, si déjà l’amour c’est pas très clair comme affaire, « être amoureuse » c’est un autre ou le même bordel ?

Alors, t’es amoureuse ? Amoureuse… je ne sais pas… je ne sais plus très bien ce que cela peut vouloir dire. Sans être certaine de l’avoir su un jour. Peut-être que si je me formule avoir des sentiments, alors je suis amoureuse ? Mais si je me formule les choses ainsi, ne suis-je pas en train de caser ce qui me traverse dans une définition qui va charrier des attentes, elles-mêmes issues d’une norme implicite qui est celle de « il/elle est le/la seul·e et l’unique – et tout ce dont j’ai besoin, même si ce n’est pas pour la vie » ? 

Je ne sais plus très bien non plus si, effectivement, « notre société voue maintenant une forme de culte au couple romantique monogame ». Elle me semble plutôt traversée de questionnements auxquels on cherche à donner des réponses, à travers la promotion de notions (anciennes comme le « couple libre », plus récentes comme le « polyamour ») qui partent, justement, du constat de l’impossibilité d’enfermer les multiplicités du désir dans le couple monogame (un article de Maïa Mazaurette dans Le Monde résume cela très bien ici).

Parce qu’amoureuse si je le suis, je ne l’ai jamais été d’un·e unique.  

Mais la norme du « couple conjugal » est partout, et nous sommes malgré tout constamment sommées de tenter d’y arrimer nos désirs, de nous « caser » : de nous trouver un homme (salut la norme hétérosexuelle) qui puisse partager notre vie et être une épaule sur laquelle s’appuyer, au risque de se retourner en poids supplémentaire. 

Qu’est-ce qui me fait ressentir cette injonction, d’où vient-elle ? Alors même que nous avons des charges, des enfants, des tâches à effectuer, il existe une béance (que les féminismes cherchent péniblement à combler) dès lors qu’il s’agit de penser les « codépendances solidaires » (voir ici) hors du giron du « couple ». Si le modèle est majoritairement hétérosexuel, le couple conjugal reste massivement le noyau dans la manière de penser nos organisations fondamentales tout comme la manière de satisfaire nos « besoins », à moindre coût émotionnel et pratique. (En théorie du moins). 

Or, si l’on essaie de sortir de ce schéma, on se retrouve bien souvent très seule. Il en coûte pratiquement, il en coûte émotionnellement, et il faut de l’énergie et du courage pour s’autoriser à vivre nos relations (multiples par principe mais pas nécessairement dans l’effet) pour ce qu’elles sont et pas pour ce que nous voudrions (ou que d’autres voudraient) qu’elles soient. 

« Est-ce que tu envisages d’avoir une relation sérieuse ? » 

Mais qu’entend-on ici par « sérieux » ? Une relation « de couple ». Mais un·e ami·e/amoureux·se, une rencontre brève d’un soir ou d’une après-midi, qui se répétera ou pas – tout cela peut être (est pour moi) on ne peut plus sérieux.

Victoire Tuaillon écrivait très justement dans son livre Les couilles sur la table (Binge Audio 2019) « (…) parfois, je me dis qu’on manque terriblement de modèles relationnels vivables ; qu’on appelle amour n’importe quoi (la jalousie, la possession, la violence), et qu’on refuse de reconnaître l’amour là où il est ». Je ne sais pas s’il faut appeler cela « amour » : mais on refuse trop souvent d’être affectée, d’être traversée par des relations qui prennent des formes inédites, et qu’on voudrait trop vite insérer dans des cases « rassurantes ». Le plan-cul (régulier ou pas). L’amant (régulier ou pas). L’Amoureux (avec un grand A). « Laissons-nous nous affecter. Ne sacralisons pas le sentiment amoureux, mais laissons-le circuler dans les couples monogames, adultères, polyamoureux, libertins, entre les amis, les collègues, les inconnus, les personnes rencontrées dans des cafés, sur des sites internet, à des séminaires d’entreprises. La notion de « plan cul » ne fait pas honneur aux capacités folles de créativité dont dispose l’être humain pour se connecter aux autres. » (« le mythe toxique du plan cul » toujours)

Et faut-il vraiment chercher à qualifier ? Mes relations sexuelles (ou pas, d’ailleurs) sont toutes sérieuses. Il y a, il me semble, un équilibre difficile à tenir entre la conviction qu’il faudrait désacraliser l’acte sexuel (comme le rappelle une fois encore Maïa Mazaurette – il y a des tas de raisons de faire l’amour, et l’amour est souvent loin derrière) mais dans le même temps reconnaître ce que l’ouverture de l’intime produit en termes d’émotions et, justement, de connexions à l’autre.  Je ne sais pas si j’aimerais plus celui ou celle ou celles ou ceux qui partageront mon quotidien que toutes mes autres relations. (De toute façon, j’ai tendance à aimer passionnément mes ami·es donc ça fout déjà sacrément la merde pour répondre à la question).

Mais pourquoi nous est-il si difficile d’imaginer d’autres possibles ? Serait-ce délirant de vouloir faire des enfants avec quelqu’un·e d’autre que son/sa/ses partenaire·s de vie ? Pourrions-nous envisager des maisons, des cohabitations de palier avec des amis, « amours », durablement sans que l’apparition d’un nouveau couple vienne signer la rupture ou la fuite d’un foyer en permanente construction ?  On n’a pas encore réussi à constituer des vrais réseaux de solidarité, de proximité, de vivre-ensemble. Du chez soi à l’extérieur, nombre d’échanges sont encore à penser, imaginer, et mettre en chemin pour des redéfinitions permanentes. 

Parce qu’en fait on a quand même besoin (enfin moi j’ai besoin), d’avoir quelqu’un·e (ou quelques un·e·s) sur qui compter. Une porte où aller toquer à n’importe quelle heure pour un peu de tout et beaucoup de rien. Juste un (des) appui(s). Parce que la société nous épuise, parce qu’on a parfois -souvent- besoin d’aide, de solidarités ou juste que quelqu’un fasse cuire les pâtes ou prépare le café. Parce qu’on a besoin de tendresse, soudainement, subitement. Parce qu’on aime être seules quand on connait aussi la possibilité de se retrouver à plusieurs. Parce que la parentalité c’est fatiguant. Parce qu’on est dans la plus grande difficulté à entretenir des solidarités même locales, efficaces (bah ouais le mot est moche mais quand même, si ça ne marche pas, ça ne marche pas). 

Faudrait-il alors s’y prendre à une « encore » plus petite échelle ? Avec les quelques aventurier·es qui nous entourent, construire ces nouveaux chemins et tester ? Créer des nouveaux lieux de vie, des nouvelles façons de faire et d’être ensemble ? Faire l’amour pluriellement.

Parmi mes quelques idéaux que j’admets à demi-mots, celui d’avoir des enfants avec un·e ou plusieurs ami·e·s avec qui la garde alternée serait programmé avant même la naissance est un joli fantasme. L’idée que les éventuels parents ne soient pas colocataires est plutôt arrangeante dans l’affaire. Pour laisser l’opportunité à chacun·e de se penser en dehors de la parentalité avec un temps libre bien à soi. Un fantasme parmi d’autres dans ces nombreuses possibilités de faire famille, foyer, encore trop souvent impensés.

Essayer de suivre les flux de ses désirs, c’est aussi accepter qu’ils ne soient pas toujours raccordés à ceux de l’autre. Ou des autres. C’est essayer, aussi, de trouver le plus bel accord qui puisse exister entre deux (trois, quatre) personnes, avec ou sans chair, dans le respect et l’authenticité des émotions, multiples. Se laisser à expérimenter des possibilités pour faire des découvertes. Risquer. Accepter de se planter et de souffrir. Se laisser traverser.

Éloge du risque, Anne Dufourmantelle

« Amoureuse, je ne l’ai jamais été d’un·e unique (…) suivre les flux de ses désirs, c’est accepter qu’ils ne soient pas toujours raccordés à ceux de l’autre. C’est essayer de trouver le plus bel accord (…) expérimenter » @commedesroseaux