Rubrique ouverte à tou·tes celleux qui veulent, comme nous, balancer des pavés dans la mare du patriarcat

Lettre à mon violeur*
J’ai mis plus d’un an à sortir de mon déni, et à m’apercevoir que j’ai été violée. À 41 ans. 41 ans à penser que j’y ai échappé, un an à croire que j’y avais échappé. Et soudain une révélation : c’était un viol.
C’était un jour de janvier, au début du mois, à la sortie des vacances d’hiver. J’étais échouée, après des vacances déprimantes, dans un hôtel loin de chez moi, une promotion ramassée sur Internet, les enfants étaient avec leur père. J’étais séparée depuis un peu plus d’un an ; les soubresauts de la procédure en cours m’éloignaient régulièrement de l’appartement familial. Un élan de liberté, après la séparation, couplée avec la multitude de repères à retrouver.
On est donc samedi. C’est dur de se lever, je suis déprimée, mes enfants me manquent, je suis « paumée » à cette époque quand je ne suis pas avec eux. J’explore un peu partout, je me cherche de nouveau dans un prolongement de crise de la quarantaine, en surface parfaitement négociée. Je pars finalement, vers 12h30 dans le froid de janvier en direction des Halles, où je retrouve un rassemblement. Rien de particulier de prévu pour ce samedi, à part un vague rendez-vous avec un ami vers 17h. Je ne récupère mes enfants que le lundi dans la journée.
Depuis les Halles, je pars vers l’Hôtel de ville où des centaines de Gilets jaunes se sont rassemblés. Je suis seule, j’erre au gré du mouvement, je suis la foule le long des quais (je crois que c’est le jour où le boxeur s’en est pris aux forces de l’ordre). Je me laisse porter, je prends des photos des slogans sur les gilets.
Au moment où je décide de rebrousser chemin, j’aperçois un collègue, que je ne connais pas très bien, accompagné d’un grand homme : les deux vêtus de gilets jaunes, vous avez l’air de frères jumeaux. Je pars vous rejoindre, ravie de rencontrer quelqu’un que je connais. On se félicite de s’être retrouvés là, de cette occasion de mieux se connaître, mon collègue nous présente, on se prend en photo. On discute un peu de la vie, on finit par atterrir au café. Entretemps, mon rendez-vous s’est annulé. On reste donc là, une bière, puis deux, à discuter à trois. Vous me racontez votre longue amitié, depuis combien de temps vous vous connaissez. On sympathise, je vois bien que le courant passe avec toi, à travers quelques coups d’œil. On continue à traîner, tu as un rendez-vous le soir, je te propose de décommander, tu me dis que tu ne peux pas mais que tu vas arriver en retard. Tu me trouves très nerveuse, c’est ça que tu as remarqué chez moi. « Très excitante et très nerveuse mais il faut que tu manges, tu es si maigre ». Tu m’emmènes me nourrir dans un resto chinois du 13e. On se sépare après un baiser, rendez-vous pris pour le lendemain soir.
Le jour dit, on se retrouve dans un café. Le changement d’ambiance est patent. J’étais venue la bouche en cœur, accrochée à l’idée de cet homme qui a eu envie de moi et a eu aussi, envie de prendre soin de moi. Nous mangeons ensemble mais ton discours a changé. Tu es fatigué, tu as passé la nuit précédente « à baiser ». Je suis toujours invitée chez toi cependant, nous y allons, je suis complètement désorientée. Au début, j’ai quand même envie de sexe, mais assez rapidement il apparaît clairement que ça ne fonctionne pas. Nous avons pas mal bu, surtout moi. Je m’endors d’un sommeil assez profond, un peu déçue, mon estime de moi en morceaux.
Je dors. Je dormais, en tout cas, quand tout à coup ton corps qui est à côté de moi se met en mouvement. Tu te rapproches, tu m’enlaces, par derrière, tu es chaud, tu ne dis rien, je suis interdite. En quelques minutes, tu m’as pénétrée, puis m’a laissée retomber de mon côté du lit, dans un souffle lourd. Je n’ai pas bougé, je n’ai pas réagi, je me suis laissé faire, tétanisée. Je me suis rendormie, aussi lourdement qu’avant. Le lendemain tu me diras que j’ai ronflé.
Il faut se lever tôt car tu as du travail. Tu fais du café. J’essaie de parler un peu de ce qui s’est passé pendant la nuit : mais je rate l’essentiel. Je te dis que « nous » n’avons pas utilisé de préservatif. « Ouais, on a déconné » réponds-tu.
On en reste là. Je rentre à mon hôtel, dans ce froid lundi de janvier. Là-bas, je me recouche quelques heures avant de prendre un long bain, et de refouler cette histoire bien profondément.
Par la suite, nous nous sommes revus plusieurs fois. J’ai voulu croire que je pouvais développer avec toi une relation amicale « normale », même si quelque chose persistait à me rendre mal à l’aise : je pensais que c’était mon dépit qu’au bout du compte, tu n’aies pas vraiment voulu de moi. Ce n’est qu’un an plus tard que j’ai compris ce qui s’était passé en réalité. Tu m’as prise dans mon sommeil, sans protection ; tu m’as même déclaré le matin que « c’était encore plus excitant parce que tu étais endormie ». J’ai réalisé la puissance de mon déni, équivalente à celle de ma honte : celle de ne pas t’avoir dit non, celle de ne pas t’avoir flanqué une baffe, pété un genou et de ne pas être partie de chez toi. Celle d’avoir été tellement mal que je me suis laissé faire par un gars qui ne veut pas de moi puis se sert dans mon sommeil. La force de ma honte, et de ma culpabilité m’ont empêchée de voir que tu es un violeur, que c’est toi le violeur. Oui, je manquais d’estime de moi. Peut-être ne me « respectais-je » pas. La belle affaire : cela ne te donnait aucun droit d’abuser de moi, sans mon consentement, sans protection, te pensant en droit d’assouvir ta pulsion nocturne sans aucune considération pour le morceau de chair à ta merci que j’étais alors.
Si j’écris aujourd’hui, c’est parce que je ne te confronterai pas. Tu ne sais pas que tu m’as violée. C’est que tout ça t’est apparu « normal », tu t’es servi auprès d’une femme en souffrance et peu en mesure de se défendre. Ce qui me tue, c’est ce sentiment de culpabilité, d’avoir été un peu « responsable » de cette situation, c’est ça qui m’a empêchée pendant des mois de voir cette agression pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle est. J’écris pour lutter contre ma honte, et pour répéter inlassablement que c’est vous, c’est vous les violeurs. J’écris pour accrocher mon histoire à celle de milliers de femmes, parce que nous sommes des milliers à avoir vécu des choses comparables, de la part d’hommes bien sous tous rapport, qui agissent parce qu’ils se croient autorisés à le faire, parce qu’ils profitent de nos vulnérabilités. J’écris pour dire que tu pourrais si bien être quelqu’un d’autre. Un autre homme qui aurait pris mon corps parce qu’il paraissait disponible, parce qu’il était sans défense. La culture du viol, c’est aussi ça. Tout ça a peu à voir avec toi, finalement. Tu es quantité négligeable.
* Pour des raisons évidentes, certains détails ont été modifiés.
